vendredi 5 avril 2013

Incipit

"Bien qu’immensément riche, Fraser avait toujours su que son argent ne le protègerait pas éternellement de la mort. Non que sa fortune lui eût attiré l’inimitié des envieux, bien au contraire : le milliardaire avait bâti sa vie et son pécule sur la certitude que la discrétion est le meilleur moyen d’éloigner de soi la menace d’une mort prématurée.

Il maniait depuis toujours les millions de son héritage en silence, les investissant dans des placements au creux desquels ils proliféraient sans bruit, étendant des ramifications délicates jusque dans les banques mondiales où des employés en gants blancs les couchaient sans heurts dans des coffres aux portes d’acier discrètement poli.

Jamais, de sa vie, Fraser n’aurait osé faire un placement malhonnête : il avait si peur du scandale qu’il aurait préféré perdre 100 millions en silence que d’en récolter 10 avec fracas.

Ainsi vivait-il, sans peur d’un mauvais coup ni d’être trahi par ses amis, puisqu’il n’en avait pas, et, tous les soirs, c’est sur la pointe des pieds qu’il fermait les 19 portes des 19 pièces de son manoir autrefois anglais mais démonté pierres par pierres et acheminé sans bruits des années auparavant dans ce coin du Maine qu’il appréciait tant pour sa neutralité, seul, à l’abri des tumultueuses amours et des enfants criards.

§§§

En ce matin du 3 Avril, Fraser se mit à songer à sa mère, comme il lui arrivait aussi quelquefois de repenser au chien qu’il avait tué un mois auparavant car il aboyait trop : comme ils auraient pu vivre heureux ensemble, sa maman et lui, dans le beau manoir, à l’abri de tout, si la vieille femme n’avait eu la stupide habitude de se lier d’amitié avec n’importe qui…

Fraser se prenait souvent à rêvasser qu’il était né orphelin de mère, élevé par Papa seul - le cher homme ! - dans le saint respect de la propriété privée et la crainte absolue de toute fréquentation… Hélas, puisqu’il ne pouvait en être autrement, le milliardaire avait dû envoyer cette femme trop cordiale à 6000 km de là, en Floride, dans ces résidences ultra sécurisées pour personnes d’un certain âge dont les enfants ont tous fait fortune sans bruits.

A ce moment-là de ses rêveries, Fraser sursauta en entendant résonner le cri strident de la sonnette délaissée du portail de l’entrée : il se réjouit une fois de plus d’avoir fait installer partout des caméras de surveillance pour protéger son intimité, et reconnut sur les images du petit écran de la cuisine, (le même qui figurait dans chaque pièce du manoir), une camionnette de jardinier.

Il en eût une petite moue agacée, comme à chaque fois que quiconque paraissait dans son champ de vision. Néanmoins, le premier dégoût passé, il dût bien de résoudre à ouvrir au jeune homme qu’il avait lui-même mandaté pour s’occuper du parc dont le superbe gazon anglais à la beauté feutrée menaçait de dégénérer en chiendent.

« Attendez un instant ! », dit-il au jardinier par l’interphone, « je termine quelque chose et je vous ouvre ! »

Un œil toujours rivé sur l’image du moniteur, Fraser attrapa son téléphone d’une main et son répertoire de l’autre : il avait toujours jugé prudent de s’abstenir d’enregistrer sur son portable les numéros des rares personnes avec lesquelles il n’avait d’autre choix que d’être en relation, craignant que le téléphone ne soit volé par un de ces malfaisants qui couraient les rues, et qui en auraient profiter pour raconter des atrocités en son nom.

Ayant composé le numéro de l’agence de services chargée d’envoyer le jardinier, et une fois les vérifications faites auprès du directeur lui-même quant à l’identité du jeune homme qui, patiemment, attendait toujours devant le discret portail qui protégeait l’entrée de l’immense domaine, Fraser, poussant un soupir de dépit, n’eût plus qu’à se résigner à ouvrir à cet intrus qu’il avait lui-même invité.

Suivant sur les écrans l’avancée de la camionnette le long de l’allée centrale bordée de persistants toujours fournis, et chacun équipé d’une caméra panoramique, Fraser vit le jeune homme se garer sur le sol de terre battue de la surface duquel avait été bannie toute trace de gravillons, jugés trop bruyants.

Descendu de voiture, le jeune homme ne perdit pas le sourire lorsqu’il ne reçut qu’un froncement de sourcils en réponse à son « Bonjour, Monsieur ! », non plus que lorsque le milliardaire fit semblant de ne pas voir sa main tendue. Il ne commença de s’étonner qu’au moment où, demandant quelle partie du parc il se devait de traiter en priorité, il constata que son interlocuteur gardait la bouche résolument fermée. Le jardinier ne peut pas savoir que, dans le crâne de Fraser, se sont mises à rugir des vagues déchaînées de panique, à gronder un raz de marée déclenché par une seule obsession : se débarrasser de lui au plus vite !

Depuis qu’il a dû se résoudre à ouvrir le portail, le milliardaire a entrevu 100 000 cauchemars nés de la seule intrusion d’un être vivant entre les murs invisibles de son univers clos.

Ce soi-disant directeur qu’il vient d’appeler, à l’agence, n’est-il pas déjà en train de raconter à toutes les secrétaires qu’un de leurs employés tond la pelouse chez un sale richard, (comme les gagnepetits appellent ceux qui ont réussi) ? Les traînées vont s’empresser d’aller répéter ça au bistrot du village, où elles retrouvent tous les soirs tous les pue-la-sueur du Conté qui, pauvres et sans scrupules, ont toujours rêvé de cambrioler le manoir ! Le jardinier partage bien sûr le lit d’une des filles et fait exprès de lambiner dans son travail pour avoir à revenir le lendemain : cette fois-là, il amène avec lui une de ces filles qu’il veut lui coller dans les pattes, à lui, Fraser ! Elle cherche à lui faire dire où est l’argent, dans quelles villes ses comptes en banque ? Sous quels numéros ? Quelles combinaisons pour ses coffres ? Et si elle osait le demander, (mais, bien sûr, elle ose !), est-ce qu’il ne veut pas ouvrir une assurance-vie à son nom à elle, qui saura être très gentille pour le remercier ? Une fois l’assurance vie signée, la suite coule de source: l’agence de services toute entière n’est qu’une façade et, une fois le riche assassiné, la fille récupère l’argent de ce pauvre homme, partage avec les complices, (le soi-disant directeur, le soi-disant jardinier, et tous les autres !), et chacun peut dès lors jouir à loisir de l’immense fortune acquise, pourtant, à force de mérite. La prétendue agence de services existe depuis quelques mois à peine et voilà qu’elle regorge déjà de jardiniers, de gardes d’enfants, et même d’employés de maison, des gens que vous payez pour voler chez vous dès que vous avez le dos tourné !

Fraser ne va pas se laisser faire comme ça, et certainement pas par une petite garce, lui qu’aucune femme ne peut se vanter d’avoir connu : ce type en face de lui, sur le perron de son propre manoir, prétend venir tondre la pelouse mais il commence par vouloir lui serrer la main, dire bonjour et faire la conversation… Il va, bien entendu, demander à s’asseoir pour discuter, et à rentrer dans la cuisine, à l’ombre, parce qu’il commence à faire chaud, puis il voudra boire un verre, deux, trois…, dans le but de saouler l’homme riche - celui qui a réussi et qu’il jalouse – pour lui asséner un mauvais coup en faisant croire qu’il s’est cogné tout seul parce qu’il était ivre, mais, à la fin de la journée, il n’hésitera pas à demander à être payé pour sa journée, et avec le consentement du directeur de l’agence de services, par-dessus le marché, puisqu’ils sont tous de mèche !!!

Fraser peut-il sérieusement accepter ça ? Lui qui a passé toute son existence à la cacher peut-il se résigner à accepter son sort alors qu’il sait pertinemment ce qui va se passer ?

Tandis que le jardinier commence à trouver le temps long devant ce monsieur aux sourcils froncés qui le scrute avec l’air de ne pas le voir, et qu’il sort des outils de sa camionnette, Fraser avise la bêche posée en équilibre contre la portière de l’engin. La propreté rutilante de l’outil lui fait penser que, vraiment, ces truands ne sont pas bien malins : un peu de terre sur l’acier aurait rendu plus crédible ce faux jardinier ! Qui comptent-ils berner avec cette pelle volée de la veille dans un petit magasin de jardinage et ce râteau brillant comme un accessoire de théâtre ?

De penser que de sinistres imbéciles peuvent croire que lui, Fraser, va gober une entourloupe si grossière le rend malade de colère ! Il attrape l’outil et, d’un coup sec, en fracasse le crâne du jeune homme qui s’affale dans un bruit mat sur la terre battue.

Fraser repense alors au chien qu’il a tué un mois auparavant et se souvient qu’il a hurlé, lui, juste avant de mourir ; il sait aussi qu’un chat se débat avec fureur quand on l’étrangle ; il se souvient des convulsions d’agonie des pigeons qu’il a empoisonnés à cause de leurs fientes dégoûtantes sur le balcon de la petite chambre du premier étage…

Calme de nouveau, le milliardaire reprend son souffle en regardant à terre le corps inoffensif de son ennemi imaginaire, tandis que quelques gouttes de sang coulent lentement sur l’acier rutilant de l’outil."
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Un Chemin de Sang, présentation
Un Chemin de Sang, les personnages: Fraser, le maître.
Un Chemin de Sang, les personnages: Woodrow, le disciple.

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