lundi 6 mai 2013

Un Chemin de Sang: extrait du chapitre 23

Barthélémy S. Woodrow Jr., les mains derrière la tête, couché sur son matelas, regarde passer au plafond de sa cellule les armées de l’Ordre Nouveau.
Harnachés d’argent, les soldats des Temps à Venir défilent, fantômes brillants foulant des champs d’un vert aveuglant sur le fond gris sale de plâtre écaillé.
Sourire aux lèvres, le prisonnier immobile admire les troupes en marche riant et chantant pour lui seul tandis que, dans la prison, résonnent le cliquetis des gamelles à l’approche de l’heure de midi, les injures des détenus et les menaces des gardiens.
« Pleurez, jurez, criez !… L’heure est bientôt venue où vous regretterez vos bassesses ! Dans quelques jours, dans quelques heures, vous vous maudirez de n’avoir pensé qu’à vos ventres insatiables, à votre fichu sommeil, à vos instincts de porcs ! Je vous aurai prévenu, mais vous n’avez pas voulu m’écouter : au moment de mourir, implorant et gémissant, vous regretterez d’avoir couvert mes paroles ! Une dernière fois, je vous le demande : vous repentez-vous devant le compagnon du Maître de l’Ordre Nouveau ? » Woodrow, inconscient du fait que sa mise en demeure n’a pas franchi les barrières de son propre crâne, attend une réponse qui, comme toutes les autres, ne viendra jamais. Communiquant silencieusement avec celui qu’il attend, le Sauveur, Woodrow est désormais convaincu que le monologue intérieur est la seule manière de dialoguer possible, et trouve même dommage de n’y avoir pas pensé plus tôt : toutes ces années à se casser la tête à chercher les mots justes, hausser le ton pour se faire entendre, toujours se faire couper la parole… Maintenant, fini de faire des efforts pour rien : plus de grandes gueules pour vous faire taire, plus de saintes-nitouche pour prendre un air outré parce qu’on n’a pas employé exactement le bon mot à la bonne place ! La communication d’esprits à esprits est quasiment une communion, et permet de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie : y répondent les esprits supérieurs, et de ce fait élus par l’Ordre à Venir. Quant aux autres, leur surdité les condamne à périr irrémédiablement !
Quel soulagement que de savoir dès à présent avec qui on va se partager le monde, à l’avenir !
Ces derniers jours en prison ont permis à Woodrow de savoir que personne autour de lui n’allait le suivre aux côtés du Maître et, à son égal, faire partie du monde de demain. Dans son esprit, il n’a entendu que la voix de son Sauveur, (le Sauveur de l’Humanité nouvelle !), qui lui répondait.
Se pourrait-il que lui seul, petit homme infirme en comparaison de la grandeur de Celui que le monde attend, ait été choisi pour seconder le Maître ? Non, bien sûr, il le sait en contemplant les armures brillantes des soldats qui défilent au plafond de sa cage de béton : l’armée du Rédempteur est infinie ! C’est qu’elle doit être au moins aussi puissante que la foule des ignorants pour écraser toutes ces mesquineries et cette stupidité crasse qui règnent encore sur la terre… Demain sonnera l’heure où les imbéciles s’étoufferont dans leurs propres sanglots, implorant pitié, s’excusant de n’avoir pas répondu à l’appel de la voix intérieure. En attendant, Woodrow continue d’invectiver ceux qui l’entourent, les sommant de répondre à ses appels silencieux avant la venue du Bienfaiteur, qu’il sent de plus en plus imminente.
« Woodrow ! De la visite ! Levez-vous ! »
« Ne prends pas cet air agressif, pauvre homme ! » Sans prononcer un mot, le prisonnier s’adresse au gardien en le fixant d’un regard d’inquisiteur résistant à la tentation de la pitié. « Savoir que tu es condamné ne te donne pas le droit de te venger sur moi ! Comme je te plains ! Non, je ne te sauverai pas, il n’y aura pas d’exception… Tu peux pleurer, tempêter, frapper, je ne t’accorderai aucun privilège ! Il ne te reste qu’à te repentir… C’est pour ton bien que je te dis cela…»
« Approche ici ! Dos aux barreaux, les mains derrière le dos ! »
« Tu aimerais que ta voix tonne jusqu’à couvrir tes sanglots intérieurs, mais j’entends tout ! L’heure n’est pourtant pas encore aux larmes : demain sera pour toi encore bien pire qu’aujourd’hui, alors garde tes forces, tu en auras besoin… » Le prisonnier obéissant colle son dos aux barreaux d’acier froid, sans un bruit. La tête basse, on le croirait en pénitence : il songe qu’il aimerait pouvoir en sauver un, rien qu’un, de ces pauvres diables promis à la mort, parce qu’on est peut-être un plus grand chef quand on montre de la miséricorde, non ?
Mais non, quelle mascarade ! Pas la peine de feindre la pitié, il n’y croit pas lui-même ! Vivement l’anéantissement de tous ces petits esprits seulement capables de minuscules vilenies : songeant qu’il s’est bien amusé, l’espace d’un instant, à singer le Pardon, il ricane doucement, dos à son geôlier. « Mais Dieu que ce monde est stupide ! Celui-là, qui croit être fort parce qu’il a une arme à la ceinture et dans les mains un trousseau de clefs, celui-là croit que je le crains et, pire ! pense même peut-être que je l’envie ! Je lui ferai voir, au dernier jour : sous la semelle de mes chaussures je le maintiendrai, et jusqu’à son dernier souffle je le laisserai m’implorer ! Au moment où il croira qu’enfin je vais le sauver, je l’écraserai et ferai craquer ses os en sifflotant, avant de passer au suivant ! »


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Un Chemin de Sang, roman policier en français
Un Chemin de Sang: incipit.
Un Chemin de Sang: extrait du chapitre 24
Un Chemin de Sang, les personnages: Fraser, le maître.
Un Chemin de Sang, les personnages: Woodrow, le disciple.

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